Il est un autre commerce de village dont se souviennent ceux de la génération devenus les grands-parents d’aujourd’hui, une épicerie discrète à proximité de la placette de la chapelle Sainte Barbe à Nocario, dont Françoise Marcelli fut la figure tutélaire depuis la deuxième décennie du siècle dernier jusqu’à sans doute 1975.
C’est Victor Marcelli, son frère Charly, et leur sœur Josée, ses neveux et nièce, qui rassemblent leurs souvenirs pour évoquer ce passé que beaucoup d’habitants de Nocario ont vécu et partagé.
Un commerce fondé en 1891
Si Françoise est la personnalité dominante de la dernière période d’activité de ce commerce de village, Victor rappelle que le
fondateur en fut Ghjuvan-Orsu Marcelli (Jean-Ours), dans la dernière décennie du XIXe siècle, ce qui est attesté par un livre de comptes daté de 1891, conservé précieusement par la famille. Jean-Ours était boucher de son état, mais dès 1897, les écritures révèlent que le commerce se diversifie et propose à la vente d’autres denrées alimentaires. Cette première épicerie était située en haut du village « nantu a riba », près de la maison actuelle de François-Xavier Amoni et ce n’est que vers 1920 que s’ouvrit l’épicerie du bas du hameau, demeure aujourd’hui de Josée.
Ce lieu fut d’abord une école communale, transférée plus tard successivement en deux endroits différents. (Nous consacrerons ultérieurement un article à ces écoles communales qu’ont connues bien des nocariais.)
Précocité au travail
L’école, Françoise, benjamine de la fratrie de cinq enfants, fruit de l’union de Jean-Ours et de Rose- Marie Bianchi, ne la fréquenta que par courtes intermittences. Rose-Marie décéda en 1903, quand Françoise n’avait que trois ans, et bientôt Jean-Ours eut recours à sa force de travail pour assurer le fonctionnement de la petite entreprise. Il venait souvent à la porte de l’école réclamer la présence de sa fille au travail : « Ci vuole chi Françoise colli» (il faut que Françoise monte). C’est ce qui provoque l’admiration envers Françoise, qui avec une fréquentation sporadique de l’école et quelques cours du soir donnés par les institutrices logées sur place, sut, durant tout le temps de son activité, écrire les achats sur le journal des ventes, et compter avec virtuosité (et en langue corse) le crédit de chaque client. Comme à Solane, ceux-ci ne réglaient qu’en fin de mois.
On vendait de tout à l’épicerie, en dehors des denrées périssables et l’on fournissait à la clientèle du fromage de chèvre, produit de l’élevage auquel Victor lui-même participait, de la charcuterie. Sept
tonnes de châtaignes séchaient sur la grata (la claie) au-dessus du fugone, conservée par Victor en souvenir de ces années à la fois rudes et tendres, où l’on devait se serrer dans un coin de la salle pour prendre les repas à l’abri de la chute hasardeuse des vers, tombés des châtaignes destinées essentiellement à la nourriture des porcs, qui fournissaient la viande pour la charcuterie.
Les marques de la guerre
Lorsque Françoise commença à faire le pain, elle était adolescente. Le XXe siécle inaugurait une guerre mondiale, qui ne laissa pratiquement aucun village de France indemne du sacrifice de ses jeunes gens. Sur les cinq enfants de Jean-Ours Marcelli, deux périrent pour la patrie, Charles-Mathieu, sur un champ de bataille inconnu, et Joseph, dans le naufrage du « Balkans » torpillé par un sous-marin allemand, le 16 août 1918, il y a maintenant cent ans. Victor (oncle du Victor qui nous parle) décéda en 1952. Seul César eut une belle et nombreuse descendance de sept enfants que d’aucuns connaissent aujourd’hui, comme personnalités présentes de Nocario : Rosine, Jean (qui nous quitta en 2012), Marie-Ange, connue par le surnom de Mi-Ange, Jacky, prêtre, décédé en 1981, Josée, Charly et Victor, qui rappelle aujourd’hui la mémoire de l’épicerie de Françoise.
Françoise sacrifia aussi d’une certaine manière une partie de sa vie. Comme la Céline de la chanson de Hugues Aufray, elle ne se maria jamais, malgré les demandes, occupée par l’intense travail du commerce indispensable à la subsistance de la famille.
Pas de temps pour flâner
Et quel travail !
Jusqu’en 1961, lorsqu’un accident vasculaire limita son activité,
Françoise élabora et cuisit, tous les jours en période estivale, une fournée de 50 pains, après avoir fait la veille le levain, puis s’être levée à trois heures du matin, avoir pétri la pâte à la main, chauffé le four et enfourné les pains. Elle confectionnait elle-même les fagots de bruyère, les ramenait avec l’âne de César, et ne ménageait pas son neveu Charly qu’elle réveillait à 3h du matin, espérant faire de lui le futur boulanger. (Victor, lui, durant la période de ramassage des châtaignes, avait droit à un réveil plus doux, grâce à une tasse de café passée sous son nez.) Le pain sortait du four à 12h, et la première fougasse était le privilège du facteur Zucarelli. De nombreux clients attendaient le bon pain chaud, et d’autres villageois profitaient de la chaleur résiduelle pour cuire poulets et rôtis. Le mercredi, les Cars Marcelli emportaient une livraison de pain pour le bar Carnot de Bastia.
Lorsqu’arrivait le temps des châtaignes, Françoise mobilisait ses troupes pour une intense activité qu’elle dirigeait avec passion, une passion partagée avec son neveu Jean. Les enfants ne pouvaient plus aller à l’école, car il fallait débroussailler sous les arbres et ramasser les châtaignes malgré le froid, l’humidité et les bogues piquantes. On déjeunait sur place, mais Françoise ne prenait même pas le temps de manger. Jusqu’à l’âge de 80 ans, elle continua à ramasser ses deux tonnes de châtaignes.
Outre le pain et les châtaignes, elle cultivait le jardin potager, et confectionnait la charcuterie. La tenue de la maison, le ménage, les repas, la famille, c’était la tâche quotidienne d’Anne-Lucie, la maman de Victor et de tous les enfants, ce qui ne la dispensait pas de la corvée familiale du ramassage des châtaignes. La vente à l’épicerie était un service permanent. Dès qu’un client se présentait, celui ou celle disponible descendait le servir.