Eau et lumière
S’il est un bâtiment bien connu des habitants du village de Nocario, hormis les trois chapelles et l’église pievane de Saint Michel, c’est la grande maison blanche solitaire bien assise au bord de la route qui mène au hameau de Celle e Petricaggio, à moins de deux cents mètres de la mairie, une fois dépassé le cimetière communal. Sa blancheur exacerbe la lumière du soleil dont elle capte les rayons du matin au soir en raison d’une exposition plein sud qui n’est d’ailleurs pas le seul privilège dont son emplacement profite. Juste au-dessus de la maison, les habitants d’Erbaggio, lorsque l’eau courante n’alimentait pas le hameau, venaient puiser l’eau fraîche à la fontaine dite « Erbalinca », une eau propice à l’irrigation des jardins et de la maison de Solane, la bien-nommée, qui aura été du milieu des années 30 au début des années 70 le florissant commerce où plusieurs générations ont cueilli les multiples souvenirs d’un lieu de rencontre et de vie villageoise.
Trois générations pour un commerce
Robert Stefani, propriétaire aujourd’hui de la maison avec sa sœur Janine et son cousin François-Mathieu, fils de Martin, nous rappelle que c’est son arrière-grand-père, Ours-Jean Stefani, natif de Carcheto, qui en 1878 épousa en seconde noce une fille de Petricaggio, Jeanne-Marie Estelle Giovanni, dont la famille possédait les terres de Solane. C’est lui qui édifia le grataghiu que l’on voit encore aujourd’hui, et en 1888 deux pièces de la maison actuelle dont une pièce à vivre, dans la tradition du pays d’Orezza, avec fugone et claie de séchage, (a grate), feu ouvert qui couvrait les murs d’une épaisse et brillante couche de suie.
Le grataghiu construit par Ours-Jean est le début d’une activité commerciale qui allait durer jusqu’en 1972. Un accident prive son fils, Ours-François, de la vue, ce qui contraint Charles-Marie (Carlu-Maria) à succéder à son grand-père à l’âge de dix-huit ans, son frère Ours Jean étant déjà instituteur et ses autres frères, Mathieu, Martin et Benoît encore trop jeunes pour cela. Carlu-Maria épouse Marie-Cécile (Cicilia), native de Pastoreccia.
Ils auront 5 enfants, tous nés dans cette maison : Ange Francois (Fanfan), Pascal, Marie, Janine et Robert, qui nous confie aujourd’hui le souvenir de Solane. Ours Jean, l’instituteur, est en charge de la gestion, Carlu Maria s’occupe de la boulangerie et des travaux extérieurs, Benoît, époux de Louisette Doria native de Petricaggio, de la boucherie. Félicité, leur soeur, jusqu’à son mariage, puis Cécile, sont à la vente.
Cette famille va animer un commerce qu’aucun des nocariais ayant vécu à cette époque, y compris les habitants occasionnels des mois de vacances, ne peut avoir oublié.
On trouve tout à Solane
Les activités commerciales sont nombreuses : outre la
boulangerie et la boucherie, on trouve au magasin de l’épicerie, de la papeterie, de la confiserie, de la droguerie, de la parapharmacie, de la parfumerie. On peut se fournir en vêtements, en chaussures, et en matériaux de construction et quincaillerie. De plus, il est fréquent de rencontrer des habitués de la buvette, tant il est agréable de partager un pichet de vin sous la tonnelle, car on vend également des vins et des spiritueux.
Une Renault « Prairie » (il y en eut plusieurs pour assurer la continuité du service) sert à assurer la distribution du pain dans une grande partie du canton d’Orezza (Orezza subrana) jusqu’à Carcheto. On cuit 300 pains de 750 g chaque jour. Benoît se fournit en bêtes de boucherie dans toute la Haute-Corse. Il faut aussi assurer la subsistance des familles, nombreuses, et de tous ceux qui travaillent et vivent à Solane : deux boulangers, un jardinier, André, un enfant de l’assistance publique accueilli dans la famille, et dix ramasseurs de châtaignes lorsque vient la saison. On loge tout ce monde dans les 20 pièces de la maison, le jardinier vient tous les jours à pied de Polveroso pour cultiver le potager, on tue huit cochons chaque année pour les besoins des habitants de Solane.
Crédit n’est pas mort pendu
Le calcul du prix de vente des marchandises transportées depuis Bastia par un petit camion Renault ou par l’entreprise Marcelli est très simple. On ajoute au prix d’achat 10%, soit 2% pour le transport et 8% pour le bénéfice. Le panonceau désormais désuet « la maison ne fait pas de crédit » n’a aucune raison d’être à Solane. Au contraire, le crédit est le mode de paiement quasi systématique. Beaucoup de clients sont pensionnés, et c’est en fin de mois, lorsque parvient la pension, que le compte de tout ce qui a été acheté est présenté au débiteur, qui règle sa dette, s’il le peut, ou propose une compensation sous forme de services, comme des jours de labour, ou par un troc quelconque. Cela exige une patiente et minutieuse tenue d’un cahier de jour où sont notés tous les articles vendus et à quelle personne, et le report dans un livre de compte où chaque débiteur a sa fiche de dépense, mois par mois.
Reste à présenter l’extrait du livre de compte au client lors du règlement. Chacun peut imaginer l’ensemble du travail d’écriture auquel étaient contraints ceux qui en avaient la charge …
Nostalgia
Lorsque Carlu-Maria Stefani mourut en 1973, à l’âge de 71 ans, ses plus jeunes enfants, Robert et Janine, les seuls qui auraient pu alors envisager une continuité à l’activité, ne voyaient pas d’avenir à ce commerce, la vie de la commune ayant suivi l’évolution de la démographie, de l’économie et des mœurs. Le magasin de Solane a cessé d’ouvrir son comptoir, de chauffer le four de la boulangerie, de couper la chair des animaux sur le billot de bois. Il reste la grande maison blanche éblouissante sous le soleil, confortable, et embellie par les descendants de la famille Stefani, dans le silence paisible d’une nature où l’on se prend à rêver d’une vie nouvelle, riche d’enfants, de travail et d’abondance.